- FILARÈTE
- FILARÈTE«Qu’il te plaise d’accepter cet ouvrage, composé par ton architecte Antonio Averlino, florentin, qui sculpta les portes de bronze de Saint-Pierre-de-Rome et les décora des faits mémorables de la vie de saint Pierre et saint Paul, et de celle d’Eugène IV, sous le pontificat duquel elles furent exécutées. Et dans ta glorieuse ville de Milan, je construisis la célèbre auberge des pauvres du Christ dont tu as toi-même posé la première pierre, et bien d’autres choses encore. Et l’Église Majeure de Bergame, avec ton consentement, j’en fis le plan.» C’est en ces termes que, en 1465, Averlino, dit Filarète, dédiait son Trattato di architettura à Francesco Sforza, quatrième duc de Milan. Mieux que tout autre développement, ces quelques lignes résument bien l’activité d’un artiste dont la vie ne nous est guère connue, et dont l’influence a probablement dépassé le talent.Rome et les leçons de l’AntiquitéSi l’on connaît les lieux de naissance et de mort de Filarète, Florence et Rome, on en ignore par contre les dates précises. Est-ce parce qu’il avait travaillé avec L. Ghiberti au Baptistère de Florence que l’artiste fut appelé en 1433 par le pape Eugène IV pour sculpter la porte de bronze de Saint-Pierre ? On sait seulement que G. Vasari – qui ne le tient pas en grande estime – déplore ce choix, et, de fait, le résultat des travaux, commencés en 1439 et achevés douze ans plus tard, est décevant: les grands personnages, le Christ et la Vierge, saint Pierre et saint Paul, sont massifs et gauches; les petites scènes qui célèbrent les événements les plus marquants du pontificat: le concile de Florence, la rencontre à Ferrare du pape et de l’empereur Jean Paléologue, témoignent de qualités d’orfèvre plus que d’une conception d’ensemble, et leur valeur artistique est moindre que leur intérêt documentaire. Mais, sur la frise de la bordure, le sculpteur renonce aux schémas conventionnels des structures médiévales et laisse parler ses préférences. L’Antiquité l’emporte donc sur les sujets sacrés: Ovide, Tite-Live, Valère-Maxime, Ésope triomphent de la Bible; amours et génies dansent sur les feuilles d’acanthe. La leçon de Rome a déjà porté ses fruits et l’artiste y restera fidèle, même s’il n’arrive pas toujours dans ses œuvres à se libérer du passé.L’architecte de MilanS’il y avait une ville où régnait l’esthétique médiévale, c’était bien Milan. Or, dans ce bastion du gothique, en 1451, Francesco Sforza appelle Filarète. Depuis la brusque interruption de son séjour romain en 1447, ce dernier avait mené une vie vagabonde de Florence à Rimini, de Mantoue à Venise. Le duc préfère l’Averlino aux artistes locaux, il espère en effet qu’il introduira dans sa capitale les formes et l’esprit de la Renaissance. Malheureusement, il ne semble pas que son protégé ait opté résolument pour les temps nouveaux: la tour du château Sforza, détruite en 1521, n’est connue que par un dessin, mais elle avait encore des accents nordiques et Filarète y fut plus décorateur qu’architecte. Son activité à la cathédrale est peu connue, mais il ne dut pas y faire œuvre de révolutionnaire. L’arc de triomphe élevé à Crémone en 1454 a disparu; le dôme de Bergame a été entièrement reconstruit par Carlo Fontana. Seul l’Hôpital Majeur à Milan permet de découvrir – encore qu’imparfaitement – le talent d’architecte de Filarète. Le 12 août 1456, le duc Sforza posait la première pierre de cet édifice monumental. L’énorme ensemble prévoyait au centre une église couronnée par une coupole encadrée de tours. Des deux côtés se répétait le motif de quatre grands passages disposés en croix pour accueillir les malades. Des portiques devaient relier l’église aux bâtiments qui la jouxtaient; à l’extérieur, les passages coïncidaient avec un des côtés des huit cours. L’artiste n’eut le temps de mener à bien que la partie centrale de l’édifice, et la cour de la pharmacie. À la suite de dissensions avec les milieux milanais il fut, en effet, remplacé par Guinforte Solari en 1465. Ce dernier donna à l’édifice une empreinte gothique plus accentuée (fenêtre en arc brisé; encadrements de terre cuite), mais resta fidèle au plan primitif, de même que les architectes qui se succédèrent sur ce chantier jusqu’au XVIIIe siècle.Le théoricien de «Sforzinda»Ce plan – si les apports des siècles ne permettent plus de le discerner avec précision dans le monument actuel – nous est bien connu grâce à la description qu’en fait l’artiste lui-même dans un des livres de son Trattato di architettura . En effet, cet ouvrage fameux n’est pas seulement une étude théorique, il fourmille aussi de réminiscences personnelles. C’est durant son séjour à Milan que, de 1460 à 1465, Filarète le compose. On connaît le texte italien par cinq manuscrits, mais l’édition intégrale imprimée ne date que de 1965 (traduction anglaise avec le texte reproduit en fac-similé par J. R. Spencer). L’édition allemande de W. De Œttingen parue en 1890 n’était que partielle. Premier traité théorique en langue vulgaire (le De re aedificatoria de L. B. Alberti, antérieur, est en latin), le Trattato relate la construction de la ville idéale «Sforzinda». Averlino s’inspire des théories d’Alberti dans sa description d’une cité extrêmement régulière, polygone étoilé de seize côtés. Ses rues rayonnantes – toutes bordées de canaux, souvenir de Venise – aboutissent à la piazza, centre de la vie civique et administrative.Il ne faut pas chercher dans ce récit la science et le raffinement d’Alberti; on y trouve bien plutôt la spontanéité d’un roman dont le manque de rigueur n’est pas toujours sans charme: Filarète s’éloigne de son sujet, fait des digressions lorsqu’il quitte la fiction pour le réel. Quand il s’agit de ses propres œuvres, il est intarissable (nous savons tout de l’hôpital de Milan ou du dôme de Bergame); il fait partager ses goûts au lecteur, son enthousiasme pour les monuments antiques, critique les formes architecturales modernes (les arcs brisés si nombreux alors à Milan) et ne dédaigne pas de s’abaisser à des détails concrets, comme la nourriture et le paiement des ouvriers; mais il sait aussi être poète. Un même esprit anime les dessins et le texte du Traité : les plans rigoureux de certains édifices réels voisinent avec les architectures les plus fantaisistes. M. Salmi a montré que cette fantaisie était en fait un curieux mélange de formes inspirées de l’Antiquité et du Moyen Âge, plus qu’une recherche originale.Le traité théorique de Filarète a donc les mêmes caractères que ses œuvres; Averlino n’a pas eu assez de génie pour imposer des schémas nouveaux, mais il a préparé ses contemporains à comprendre les réalisations les plus parfaites de la Renaissance.
Encyclopédie Universelle. 2012.